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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> SAHINKUSU v. TURKEY - 38287/06 (Judgment (Merits and Just Satisfaction) : Court (Second Section)) French Text [2016] ECHR 551 (21 June 2016)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2016/551.html
Cite as: [2016] ECHR 551

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    DEUXIÈME SECTION

     

     

     

     

     

     

    AFFAIRE ŞAHİNKUŞU c. TURQUIE

     

    (Requête no 38287/06)

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    ARRÊT

     

     

     

    STRASBOURG

     

    21 juin 2016

     

     

    Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


    En l’affaire Şahinkuşu c. Turquie,

    La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

              Paul Lemmens, président,
              Işıl Karakaş,
              Helen Keller,
              Ksenija Turković,
              Egidijus Kūris,
              Robert Spano,
              Jon Fridrik Kjølbro, juges,
    et de Stanley Naismith, greffier de section,

    Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 17 mai 2016,

    Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

    PROCÉDURE

    1.  À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 38287/06) dirigée contre la République de Turquie et dont deux ressortissants de cet État, M. Fariz Şahinkuşu et Mme Medine Şahinkuşu (« les requérants »), ont saisi la Cour le 7 septembre 2006 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

    2.  Les requérants ont été représentés par Mes V. Özkan et C. Tabak, avocats à Adana. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

    3.  Invoquant les articles 2 et 13 de la Convention, les requérants se plaignent en particulier du décès de leur proche, survenu pendant le service militaire.

    4.  Le 12 janvier 2010, la requête a été communiquée au Gouvernement.

    EN FAIT

    I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

    5.  Les requérants sont nés respectivement en 1950 et 1956 et résident à Adana.

    6.  Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.

    A.  La genèse de l’affaire

    7.  Le 4 décembre 2003, Ferid Şahinkuşu, fils des requérants, rejoignit l’unité de formation militaire des nouvelles recrues à Kırkağaç (Manisa). D’après les éléments du dossier, il n’a informé les autorités d’aucun problème particulier.

    8.  Après les classes préparatoires, il bénéficia d’un congé de sept jours, puis, le 7 février 2004, il rejoignit son nouveau lieu d’affectation au commandement de la gendarmerie de district à Erbaa (Tokat).

    9.  À une date non précisée, le sergent-chef M.A.D. (« le sergent-chef »), commandant de la gendarmerie de Kozlu, établit une fiche sur Ferid Şahinkuşu où il nota, entre autres, que Ferid Şahinkuşu avait des « problèmes psychologiques ».

    10.  Les 30 mars, 22 avril, 6 mai et 21 juin 2004, Ferid Şahinkuşu fut examiné au centre de consultation psychologique, où les spécialistes constatèrent chez lui des « troubles d’adaptation ». À l’issue d’un dernier examen effectué le 9 septembre 2004, les spécialistes du même centre constatèrent que l’état psychologique de Ferid Şahinkuşu était bon et que l’intéressé n’avait plus besoin de traitement. Ils précisèrent en outre que l’on pouvait sans risque lui confier une arme.

    11.  Le 29 décembre 2004, Ferid Şahinkuşu ne participa pas au rassemblement du matin. Le sergent-chef et son adjoint, le sergent A.A.K., s’entretinrent avec lui. Ferid Şahinkuşu leur dit : « Je ne veux pas rester ici, je n’y ai aucun ami, je souhaite m’entretenir avec le commandant du district pour demander un nouveau lieu d’affectation. »

    12.  Le même jour, Ferid Şahinkuşu et son unité partirent à Erbaa pour un exercice de tir, sous le commandement du sergent-chef. Après le tir, vers 14 heures, le sergent-chef demanda à Ferid Şahinkuşu s’il avait pu s’entretenir avec le commandant du district. Ferid Şahinkuşu répondit que le commandant était absent et qu’il le verrait une autre fois. Le sergent-chef lui proposa de passer la nuit à Erbaa et de voir le commandant le lendemain, mais Ferid Şahinkuşu souhaita regagner sa caserne à Kozlu.

    13.  Plus tard dans la même journée, Ferid Şahinkuşu, le sergent-chef et un autre appelé, M.K., se rendirent au centre-ville. Le sergent-chef, qui voulait acheter du matériel en vue de la réparation de l’installation de chauffage et régler des affaires personnelles, demanda aux deux appelés de rester jusqu’à son retour près du véhicule, garé à proximité d’un supermarché. Ferid Şahinkuşu proposa à M.K. d’acheter de quoi manger au supermarché en attendant le retour du sergent-chef. Vers 18 heures, devant le supermarché, le sergent-chef croisa les deux appelés et les réprimanda, leur laissant entendre qu’ils seraient sanctionnés à leur retour à la caserne pour non-respect de ses ordres.

    14.  Toujours le même jour, vers 19 heures, le sergent-chef frappa et menotta Ferid Şahinkuşu au motif qu’il avait enfreint ses ordres.

    15.  Le lendemain matin, le 30 décembre 2004, vers 7 h 30, Ferid Şahinkuşu se tira une balle dans la tête dans le dortoir avec le fusil de son camarade. Il fut immédiatement héliporté à l’hôpital où il succomba à ses blessures.

    B.  La procédure pénale concernant le suicide de Ferid Şahinkuşu

    16.  Immédiatement après l’incident, le procureur de la République de Erbaa (« le procureur ») se rendit sur les lieux. Il fit un premier constat et ouvrit une enquête. Il fut procédé à des reconnaissances détaillées des lieux de l’incident et des procès-verbaux furent dressés. Une douille vide, un fusil de type G-3 portant le numéro de série 743158, qui avait été confié à l’appelé Y.A. en tant qu’arme de service, et un noyau de la balle furent retrouvés sur les lieux de l’incident et saisis pour expertise balistique. Des fragments de tissu furent décelés sur l’extrémité du fusil. Les dépositions des témoins oculaires furent recueillies. Les affaires personnelles, l’armoire et le lit du fils des requérants furent examinés. Des prélèvements furent effectués sur les mains du défunt en vue de la recherche de résidus de tir. Un procès-verbal fut dressé à 10 h 55.

    17.  Le 1er janvier 2005, une autopsie classique fut pratiquée sur le corps du défunt. Elle permit de conclure que le décès avait pour cause l’insuffisance cardio-pulmonaire provoquée par la destruction du tissu cérébral, elle-même due à une blessure par balle.

    18.  Dans un rapport du 3 janvier 2005, les expertises balistiques établirent que le fusil retrouvé sur les lieux de l’incident fonctionnait correctement et que la douille vide et le noyau de la balle retrouvés provenaient bien du fusil de type G-3 portant le numéro de série 743158.

    19.  L’expertise balistique du 24 janvier 2005 établit que, à la surface des prélèvements effectués, il y avait des particules de plomb et d’antimoine correspondant aux résidus de tir.

    20.  Le 31 décembre 2004 et le 3 janvier 2005, le procureur entendit des appelés et le sergent-chef dans le cadre de l’enquête pénale. Les passages pertinents en l’espèce de certaines auditions se lisent comme suit :

    M.K., appelé : « Le 29 décembre 2004, nous nous sommes réveillés à 6 heures (...) Nous n’avons pas eu de déjeuner. Puis le sous-officier [M.A.D.] est parti. (...) Nous avons attendu jusqu’à 15 heures-15 h 30. Plus tard, le sous-officier [M.A.D.] est revenu, accompagné de son épouse, il a pris un véhicule pour emmener son épouse chez le médecin. Nous l’avons attendu dans l’autre véhicule jusqu’à 18 heures. Nous avions très faim, car nous n’avions rien mangé. Entre-temps, le sous-officier [M.A.D.] avait déposé son épouse à la maison. Ferid a dit que nous avions faim et il a proposé d’acheter à manger au supermarché. Sur le chemin, le sous-officier [M.A.D.] nous a vus. Il m’a demandé de m’éloigner un peu. Il a tiré les oreilles de Ferid dans la rue. À son retour, Ferid m’a dit que [le sous-officier] lui avait dit que nous le verrions plus tard. Il a ajouté : « Le sous-officier [M.A.D.] va m’insulter, je ne peux pas le supporter. S’il m’insulte, je tirerai une balle en l’air. » Je lui ai dit : « Ne fais pas ça, ce serait dommage pour les mois de service militaire déjà effectués. » Ferid était très orgueilleux, il devenait dingue quand on l’insultait. Nous sommes rentrés au poste vers 19 heures. Pour l’exercice de la sécurité, nous avons levé les armes en l’air. [M.A.D.] s’est approché de moi et m’a donné deux coups de poing au visage, en me disant : « Tu connais ta faute, n’est-ce pas ? » J’ai dit : « Oui, mon commandant, je la connais. » Il est passé à côté de moi et il a frappé Ferid. Ferid lui a dit : « Qu’est-ce que je vous ai fait ? » Il n’a absolument pas insulté le sous-officier [M.A.D.]. Il a encore dit : « Cela suffit, qu’est-ce que je vous ai fait pour que vous me frappiez ? » Sur ce, les sous-officiers [M.A.D.] et A.A.K. et d’autres appelés ont mis Ferid par terre, se sont assis sur lui et l’ont menotté, puis ils l’ont amené à l’intérieur. Je suis allé dans la partie des dortoirs. Je ne sais pas ce qui s’est passé à l’intérieur. Je ne porte pas plainte contre le sous-officier [M.A.D.] qui m’a frappé. »

    M.D., appelé : « Le 29 décembre 2004 (...) [d]ans le bureau, il était par terre, menotté. Le sous-officier [M.A.D.] lui a dit : « Lève-toi, n’essaie pas de m’apitoyer ! » Il l’a relevé et je lui ai demandé pourquoi il l’insultait. Ferid a dit qu’il ne l’insultait pas. Sur ce, le sous-officier [M.A.D.] lui a dit : « Fils de pute, (...) je vais te détruire » en le frappant une nouvelle fois. Et puis on l’a mis dans le bureau à côté. Je ne connais pas la suite des événements. Le sous-officier [M.A.D.] nous a ensuite demandé de signer un procès-verbal, et il nous a demandé avec insistance, à moi et à (...) de ne dire à personne qu’il avait frappé Ferid. »

    H.F., appelé : « Le 29 décembre 2004 (...) vers 18 h 30 (...) Ferid était par terre, il a secoué son pied en demandant qu’on le lâche. Ce coup de pied a touché le sous-officier [M.A.D.] au visage. Je n’ai pas entendu Ferid dire des gros mots. Puis nous avons menotté Ferid et l’avons amené au bureau du commandant du poste. On nous a demandé de partir. Ferid est resté seul avec les sous-officiers [M.A.D.], A.A.K. et le sergent [spécial] Cemil. Ensuite, ils l’ont mis dans le bureau à côté. Plus tard, alors que j’étais à la cantine, j’ai entendu des bris de verre. »

    M.A.D., sergent-chef : « Le 29 décembre 2004, lors du rassemblement du matin, mon adjoint, le sous-officier [A.A.K]., m’a dit que Ferid ne voulait pas participer au rassemblement. Quand j’ai parlé à Ferid, il m’a dit : «  Je ne veux pas y participer. Je vais voir le capitaine [A.A.]. » Je lui ai dit : « D’accord, aujourd’hui je t’amène à Erbaa, là-bas, tu le verras. » J’ai emmené Ferid à Erbaa et l’ai laissé au régiment pour qu’il voie le capitaine [A.A.]. Quand je l’ai revu l’après-midi, il m’a dit qu’il ne l’avait pas vu. Au centre-ville d’Erbaa, je suis allé acheter du matériel en laissant les appelés près du véhicule. Il faisait déjà sombre. À mon retour, j’ai vu Ferid et l’appelé M.K. se promener dans la rue (...) M. est parti en courant, Ferid est venu vers moi, je lui ai tiré les oreilles en lui demandant pourquoi il se comportait ainsi et je lui ai ordonné de monter dans le véhicule. À notre retour, j’ai [réprimandé] M.K. en lui demandant pourquoi ils s’étaient comportés ainsi. Puis je suis allé voir Ferid pour lui demander pourquoi il avait agi de cette façon. Ferid a commencé à s’énerver et il a insulté ma mère. Ses propos m’ont choqué. Je l’ai attrapé par le col de sa chemise et je lui ai demandé pourquoi il m’insultait. Il est devenu agressif et j’ai demandé aux soldats de m’apporter des menottes. Alors que j’essayais de neutraliser Ferid avec l’aide des soldats, il m’a frappé d’un coup de pied au visage tout en continuant à m’insulter. J’ai emmené Ferid dans mon bureau pour le calmer. Après je suis revenu pour le rassemblement des soldats. Je leur ai dit que Ferid m’avait manqué de respect et qu’il s’était comporté de manière malhonnête. Je leur ai dit aussi que j’allais voir le médecin pour obtenir un rapport médical et j’ai demandé à mon adjoint [A.A.K.] de surveiller Ferid. J’ai vu le médecin et il m’a donné cette attestation, datée du 29 décembre 2004, de deux jours d’arrêt de travail, que je vous présente. J’ai appris que, pendant que j’étais chez le médecin, Ferid avait cassé les vitres en se cognant la tête. J’ai entendu que, plus tard, le capitaine [A.A.] était venu et qu’il avait emmené l’appelé à Erbaa. »

    21.  Parallèlement, le 30 décembre 2004, une enquête administrative fut déclenchée contre le capitaine A.A. et le sergent-chef pour suicide et négligence. Les passages pertinents en l’espèce de la déposition du capitaine A.A., du sous-officier C.A. et de l’appelé F.D. se lisent comme suit :

    A.A. : « (...) Après le premier entretien, j’ai remarqué que Ferid ŞAHİNKUŞU était psychologiquement souffrant. J’ai alors pris les mesures nécessaires pour qu’il y ait des contrôles médicaux et pour qu’il soit suivi lors des contrôles au RDM [Centre d’orientation et de consultation]. J’ai toujours assuré son suivi. Jusqu’à maintenant, nous ne l’avons pas transféré à l’hôpital, car les médecins qui le suivaient au RDM ne nous ont pas demandé de transfert. C’est au médecin de nous le demander. D’ailleurs, tous les documents à ce sujet sont dans notre dossier. Lors de mes rencontres avec l’appelé Ferid ŞAHİNKUŞU, j’ai compris qu’il avait des soucis familiaux et que son comportement posait problème dans l’unité et avec ses amis. Mais comme son dossier personnel n’indiquait rien à ce sujet, on l’a envoyé dans l’équipe de Kozlu. Et il a continué sa mission jusqu’à maintenant. Jusqu’à aujourd’hui, ni le commandant du poste ni qui que ce soit d’autre ne m’ont fait part de problèmes. De plus, comme les contrôles étaient effectués, on ne se faisait pas de souci. (...) [Après les événements,] on m’a téléphoné pour m’apprendre l’incident. J’ai ordonné que Ferid soit emmené au commandement de la gendarmerie en disant qu’on le transférerait à l’hôpital si nécessaire. Je n’étais pas tranquille, alors je me suis rendu au poste de la gendarmerie de Kozlu. En y arrivant, j’ai vu l’appelé Ferid ŞAHİNKUŞU couché par terre dans le bureau de l’adjoint au commandant, son corps était tout raide, il avait une crise. Je l’ai soulevé et emmené dans le dortoir à trois lits, à côté (...) Un peu plus tard, il allait mieux. (...) Je l’ai pris avec moi, et nous sommes rentrés ensemble au commandement de la gendarmerie. Je pensais que, le lendemain, on pourrait l’envoyer à l’hôpital si besoin. Sur le chemin et au commandement, j’ai parlé avec l’appelé Ferid ŞAHİNKUŞU. J’ai constaté qu’il allait bien. Lors de notre conversation, il m’a dit qu’il avait des soucis, qu’il ne s’entendait pas bien avec ses amis. Je lui ai dit qu’il ne devait pas se faire de souci, que je l’enverrais à l’hôpital, qu’il pourrait se reposer s’il voulait, et qu’il devait se ressaisir et que l’on se verrait le lendemain. (...) »

    C.A. : « (...) le matin, vers 7 h 30, le sergent de garde est venu me voir pour me dire que l’appelé qui s’appelait Ferid et qui était arrivé la veille avait pris un fusil et qu’il voulait se suicider. Je suis allé dans le dortoir, il y avait des soldats à trois mètres de lui. Je lui ai dit : « Mon fils, nous avons parlé hier soir, tu m’as dit que tu allais demander au commandement de la gendarmerie de te transférer à un autre commandement de la gendarmerie, tu m’as dit cela hier soir. Tu m’as dit que tu n’avais pas de problèmes. » Il m’a répondu qu’il ne voulait plus parler avec le commandant. (...) Puis il m’a dit que c’étaient les supérieurs qui l’avaient mis dans cet état. Je ne sais plus s’il a cité des noms. (...) »

    F.D., appelé : « (...) [Le jour de l’incident] (...) Alors que nous dormions, le garde du dortoir a crié : « Fevzi, Ulaş, Kamil, réveillez-vous, ce gars se suicide ! » Nous nous sommes levés. Ulaş est arrivé près de lui avant moi. Quand je suis arrivé près de lui, il avait mis le chargeur au fusil qu’il tenait contre son menton, il s’appuyait dos au casier et a mis le doigt sur la détente. Je lui ai dit : « Il ne nous reste que peu de jours pour terminer l’armée ensemble, ce genre de chose arrive pendant le service militaire. » Lui, il répétait en hurlant : « Ne vous approchez pas, je vais me buter ! » Ulaş a parlé avec lui, mais il n’a pas lâché l’arme. Ulaş lui a dit d’allumer une cigarette. Il a accepté. Comme il n’avait pas de cigarette, le sergent de garde en a trouvé une, qu’il ne lui a finalement pas donnée. Le sergent de garde a couru avertir le sous-officier de garde. Après que Ulaş lui eut parlé, il s’est un peu calmé. On a pensé qu’il n’allait plus se suicider, mais il est redevenu nerveux, il n’a pas baissé l’arme. Ensuite, le sous-officier [C.A.] est venu, il lui a parlé pendant cinq minutes, il lui a dit : « Nous avons parlé hier soir, tu m’as promis de ne pas toucher à l’arme. » L’appelé Ferid ŞAHİNKUŞU a dit : « Le seul responsable est le sous-officier [M.A.D.]. » Le sous-officier [C.A.] l’a supplié, mais il n’a pas écouté, il a appuyé sur la détente. (...) »

    22.  À l’issue de l’enquête administrative, le rapporteur établit (à une date non précisée) un rapport interne dans lequel il concluait que l’appelé Ferid Şahinkuşu avait insulté le sergent-chef publiquement ; que ce dernier s’était vu délivrer une attestation médicale d’interruption de travail de deux jours ; qu’en apprenant cela l’appelé Ferid Şahinkuşu avait relaté ses problèmes psychologiques à ses amis et leur avait dit qu’il était fini, que son service militaire était détruit, que le commandant du poste avait reçu un rapport ; qu’il s’était suicidé parce qu’il pensait que son service militaire (qu’il n’aimait pas d’ailleurs) ne se terminerait pas à la date prévue et parce qu’il avait peur d’être puni.

    Le rapporteur concluait également que le sergent-chef et le capitaine A.A. n’avaient fait qu’appliquer le règlement dans le but d’assurer la discipline, mais qu’ils étaient responsables de négligence au motif qu’aucun des deux n’avait fait hospitaliser Ferid Şahinkuşu malgré ses problèmes psychologiques et que le sergent-chef n’avait pas fait le nécessaire quant à la faute commise par Ferid Şahinkuşu.

    23.  Le 26 juillet 2005, le procureur militaire de Sivas rendit une ordonnance de non-lieu au motif qu’il n’y avait pas de lien de causalité entre le décès de Ferid Şahinkuşu et les actes du sergent-chef. Il estima que le suicide avait été réalisé par Ferid Şahinkuşu seul et qu’aucune tierce personne n’était responsable. Il considéra que le suicide avait pour cause des problèmes financiers et familiaux et que, à la suite de l’incident survenu le 29 décembre 2004 avec le sergent-chef, l’appelé avait eu peur d’être puni et de voir son service militaire - qu’il n’aimait pas, du reste - prolongé.

    24.  Le 5 septembre 2005, les requérants attaquèrent l’ordonnance de non-lieu. Ils soutinrent que leur fils s’était suicidé en raison des mauvais traitements que lui aurait infligés le sergent-chef ; que, tout en prétendant
    - selon eux - que leur fils avait des problèmes psychologiques, les autorités n’avaient pas pris les mesures adéquates ; qu’elles n’avaient pas non plus pris de mesures après l’incident et qu’elles avaient renvoyé le jeune homme dans le dortoir alors qu’elles auraient dû, d’après eux, le transférer à l’hôpital.

    Ils demandèrent l’élargissement de l’enquête, ainsi que la poursuite et la condamnation des responsables.

    25.  Le 21 septembre 2005, le tribunal militaire de Malatya ordonna l’élargissement de l’enquête quant à la question de savoir s’il existait des instructions selon lesquelles des armes et des munitions devaient être gardées dans les dortoirs. Il constata que, d’après un ordre du commandement général de la gendarmerie du 22 mai 2004, des armes et des munitions avaient dû être gardées dans les dortoirs et non pas à l’armurerie comme c’était l’usage, en raison d’éventuelles attaques de l’organisation séparatiste, et que cet ordre avait été appliqué au commandement de la gendarmerie de district à Erbaa à partir du 3 juin 2004.

    26.  Le 7 juillet 2006, le tribunal militaire de Malatya confirma l’ordonnance attaquée. Il constata qu’aucun lien de causalité direct ne pouvait être établi avec une tierce personne au sujet de la mort de l’appelé, qui était seul responsable de l’acte de suicide.

    C.  La procédure pénale engagée contre le sergent-chef pour coups et blessures

    27.  Entre-temps, par un acte d’accusation déposé le 26 juillet 2005, le procureur militaire avait, sur le fondement de l’article 117 § 1 du code pénal militaire, inculpé le sergent-chef pour coups et blessures sur des subordonnés, à savoir Ferid Şahinkuşu et un autre appelé, M.K.

    28.  Les requérants s’étaient constitués partie intervenante.

    29.  Lors des audiences, l’accusé nia avoir frappé Ferid Şahinkuşu et M.K., indiquant seulement qu’il avait mis la main sur la joue de M.K. et qu’il avait poussé celui-ci en lui disant : « Tu connais ta faute, n’est-ce pas ? ». En ce qui concernait Ferid Şahinkuşu, il admit avoir été conscient de ses problèmes psychologiques. Il exposa qu’il avait mis sa main sur la poitrine de Ferid Şahinkuşu en lui disant : « (...) tu nous dis que tu vas partir (...), mais tu ne vas pas voir le commandant de la gendarmerie alors même que l’on t’y a envoyé, tu te balades en ville, tu es indiscipliné, qu’est-ce qu’on va faire de toi ? ». Il soutint que Ferid Şahinkuşu l’avait alors insulté. Il indiqua encore que, comme il aurait posé une main sur la poitrine de Ferid Şahinkuşu et une autre sur son épaule, celui-ci avait sans doute craint d’être frappé, qu’il avait commencé à s’énerver et qu’ils étaient tombés par terre ; Ferid Şahinkuşu lui aurait donné un coup de pied et lui-même aurait alors demandé aux soldats de maintenir l’appelé et de le menotter.

    30.  Le 19 juin 2007, après avoir entendu les témoins, le tribunal militaire de Sivas du commandement des armées de terre (« le tribunal militaire ») considéra comme établi que le sergent-chef avait commis le délit en question. Lors de la fixation de la peine, il s’écarta de la peine minimale pour la raison suivante :

    « (...) le prévenu avait, d’abord à la station de contrôle, donné cruellement d’innombrables coups de pied et gifles sur toutes les parties du corps de la victime sans distinction ; il ne s’en était pas tenu là et, après avoir fait menotter la victime, il avait continué à la frapper dans son bureau, tout en l’insultant en continu pour l’humilier. »

    Le tribunal militaire reconnut le sergent-chef coupable de coups et blessures volontaires sur un subordonné et le condamna à une peine d’emprisonnement de deux mois. Prenant en compte sa bonne conduite devant le tribunal, il ramena sa peine à un mois et vingt jours. Il rejeta ses demandes tendant à une commutation de la peine en amende et à un sursis.

    31.  Le 16 juillet 2008, la Cour de cassation militaire cassa le jugement du tribunal militaire. Elle constata que ce dernier n’avait pas pris en considération « la situation antérieure » du prévenu et « sa propension à commettre un crime ».

    32.  Le 4 novembre 2010, le tribunal militaire, à la majorité, condamna le sergent-chef à la même peine d’un mois et vingt jours. Il décida de surseoir à l’exécution de cette peine en application de l’article 231 § 6 du code de procédure pénale à raison de l’absence de casier judiciaire et de la bonne conduite de l’accusé. Le juge-colonel M.S. Kök émit une opinion dissidente selon laquelle il ne devait pas être sursis à l’exécution de la peine de l’accusé.

    33.  Le 6 janvier 2011, le tribunal militaire de Malatya du commandement de la deuxième armée rejeta l’opposition formée par les requérants.

    D.  La procédure en dommages et intérêts

    34.  Auparavant, le 27 janvier 2006, les requérants avaient assigné le ministère de la Défense devant la Haute Cour administrative militaire en vue d’obtenir des dommages et intérêts. Ils avaient demandé chacun 15 000 livres turques (TRY) (environ 12 300 euros (EUR)) pour dommage matériel et chacun 15 000 TRY (environ 12 300 EUR) pour dommage moral, soit un montant total de 60 000 TRY (environ 49 200 EUR). Les sept frères et sœurs du défunt avaient quant à eux demandé 5 000 TRY chacun (soit un montant total de 35 000 TRY (environ 28 700 EUR)).

    35.  Un rapport d’expertise du 15 janvier 2007 évaluait le montant du dommage matériel de la mère du défunt à 25 630 TRY (environ 13 930 EUR) et celui du père à 16 079 TRY (environ 8 740 EUR).

    36.  Par un arrêt du 14 février 2007, la Haute Cour administrative militaire accueillit partiellement les demandes des requérants, par trois voix (celles du président - juge militaire - et deux autres juges militaires) contre deux (celles des deux officiers de carrière) et leur octroya les sommes suivantes : au titre du dommage matériel, 7 000 TRY (environ 3 845 EUR) à la mère du défunt et 4 000 TRY (environ 2 000 EUR) à son père ; au titre du dommage moral, 2 500 TRY (environ 1 375 EUR) à chacun de ses parents ; soit un montant total de 16 000 TRY (environ 8 595 EUR). Elle accorda à chacun des sept frères et sœurs du défunt 1 000 TRY (environ 550 EUR), soit un montant total de 7 000 TRY (environ 3 850 EUR).

    37.  Après s’être référée aux faits de la cause, à l’ordonnance de non-lieu et à l’action pénale engagée contre le sergent-chef, la Haute Cour releva que Ferid Şahinkuşu s’était donné la mort un jour après avoir été frappé par le sergent-chef. Elle souligna que le fait dommageable s’était produit à la suite de l’agissement de cet agent de l’État à qui il était interdit de frapper les appelés. Elle en déduisit que la réglementation régissant le comportement des agents de l’État, telle qu’elle avait été appliquée en l’espèce, s’était révélée défaillante concernant l’aptitude et l’encadrement professionnels du sergent-chef. Elle ajouta qu’il y avait lieu de réparer le dommage sur le fondement du principe de la responsabilité pour faute de service dans la mesure où l’incident avait pour origine le comportement fautif d’un agent de l’État dans l’accomplissement de ses fonctions. Elle conclut cependant à la faute concourante de la victime dans la mesure où son décès était dû à un suicide.

    II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

    38.  L’article 117 § 1 du code pénal militaire se lit ainsi :

    « Quiconque, qu’il soit commandant ou supérieur hiérarchique, se rend coupable de coups et blessures volontaires sur la personne d’un subordonné (...) est puni d’une peine pouvant aller jusqu’à deux ans d’emprisonnement. »

    39.  L’article 454 du code pénal réprime, en cas de suicide avéré, le fait pour une personne d’avoir poussé ou aidé l’intéressé à se donner la mort. D’après la jurisprudence pertinente en l’espèce de la Cour de cassation, l’expression « pousser au suicide » doit s’entendre comme une incitation à commettre l’acte de suicide, une simple provocation ne suffisant pas à remplir ce critère ; de plus, il faut que l’auteur ait agi en vue de faciliter matériellement l’acte de suicide. En tout état de cause, l’incitation en cause doit être intentionnelle. Les actes de suicide commis à la suite de coups et blessures ou de mauvais traitements infligés par autrui font l’objet d’une jurisprudence quelque peu divergente. Toutefois, il est généralement admis qu’il ne suffit pas d’établir que la personne en question s’est réellement suicidée à la suite de mauvais traitements infligés par une autre personne ; encore faut-il prouver que cette dernière a agi en toute connaissance de cause et dans le but de pousser au suicide.

    40.  L’article 17 de la loi no 211 sur le fonctionnement interne des forces armées turques dispose :

    « Le supérieur hiérarchique se doit d’inspirer respect et confiance à ses subordonnés. Il doit en permanence surveiller et protéger leur état moral, physique et psychique (...) »

    Lue en relation avec, notamment, l’article 13 du règlement portant application de la loi no 211, cette disposition exige que la situation personnelle, l’aptitude et l’état de santé des appelés soient surveillés de près par leurs supérieurs, qui sont responsables de leur bien-être et donc de l’accomplissement, dans les meilleures conditions, de leurs obligations sous les drapeaux. L’objet et l’étendue des devoirs incombant à ce titre aux supérieurs hiérarchiques varient selon les circonstances dans lesquelles pareils devoirs s’imposent (Kılınç et autres c. Turquie, no 40145/98, §§ 32 et 33, 7 juin 2005, et Salgın c. Turquie, no 46748/99, § 53, 20 février 2007).

    EN DROIT

    41.  Invoquant les articles 2 et 13 de la Convention, les requérants se plaignent d’une atteinte au droit à la vie de leur proche. Ils se plaignent également d’une insuffisance de l’enquête menée relativement à son décès, de l’absence d’une voie de recours effective et de l’impossibilité de recevoir une indemnisation en raison du manque de soutien après le décès de leur fils.

    Maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause (Tarakhel c. Suisse [GC], no 29217/12, § 55, CEDH 2014 (extraits)), la Cour estime qu’il convient d’examiner ces griefs sous les volets matériel et procédural, combinés, de l’article 2 § 1 de la Convention. Dans sa partie pertinente en l’espèce, cette disposition se lit ainsi :

    « Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d’une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi. (...) »

    I.  SUR LA RECEVABILITÉ

    42.  Le Gouvernement demande à la Cour de déclarer la requête irrecevable. Au cas où la Cour considèrerait que le procès devant les juridictions pénales ne visait qu’à établir la responsabilité du sergent M.A.D. pour coups et blessures et que ce qui ne s’apparente pas à des faits constitutifs d’une atteinte au droit à la vie, le Gouvernement soutient que tel n’était pas le cas du procès devant la juridiction administrative militaire. Il expose que la Haute Cour administrative militaire a accordé une indemnité aux requérants et à leur famille sur la base de la responsabilité pour faute, qu’elle a considéré que l’agissement du sergent constituait une faute de service imputable partiellement à l’administration et a établi le lien de causalité entre ce fait fautif et le décès, et qu’elle a précisé qu’il n’était pas possible de dissocier le suicide du service militaire et du comportement fautif du sergent et a expressément reconnu la responsabilité de l’administration militaire dans le suicide de Ferid Şahinkuşu. Le Gouvernement soutient donc qu’un redressement approprié a été apporté en l’espèce et que les requérants ne peuvent plus se prétendre victimes d’une violation de l’article 2 de la Convention au sens de l’article 34 et demande à la Cour de rejeter la présente requête comme étant manifestement mal-fondée, en application des articles 34 et 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

    43.  Les requérants contestent les thèses du Gouvernement.

    44.  Dans les cas de suicide durant le service militaire obligatoire aussi, la Cour rappelle avoir déjà dit que la qualité de victime pouvait disparaître lorsque les procédures pénale et administrative, appréciées conjointement, ont offert un redressement approprié aux requérants (voir Güdek et autres c. Turquie (déc.), no 31552/07, 8 septembre 2009, affaire dans laquelle la responsabilité pénale d’un militaire pour négligence dans le contrôle de l’accès au dépôt de munitions avait été établi et où les requérants avaient aussi perçus des indemnités ; voir aussi Karan c. Turquie (déc.), no 20192/04, 23 février 2010 où le supérieur hiérarchique a été condamné à une peine d’emprisonnement de deux mois et quinze jours pour coups et blessures et que ces actes ont été considérés par le tribunal administratif comme ayant provoqué le suicide du proche des requérants, leur donnant ainsi droit à indemnisation ; voir aussi Mehmet Köse c. Turquie, no 10449/06, §§ 62-70, 1er avril 2014, quant à l’enquête).

    45.  En l’espèce, la Cour constate que si la Haute Cour administrative militaire a accordé une indemnité aux requérants et à leur famille sur la base de la responsabilité pour faute, elle n’a accueilli que partiellement les demandes des requérants.

    En effet, alors qu’un rapport d’expertise avait évalué le montant du dommage matériel de la mère et du père à 22 670 EUR, la Haute Cour administrative militaire n’a accordé qu’aux deux intéressés un montant de 8 595 EUR tout dommage confondu, en raison de la faute concourante de leur enfant dans la mesure où son décès était dû à un suicide (paragraphes 35 à 37 ci-dessus). La Cour note que le montant accordé au titre du dommage matériel et moral par la Haute Cour administrative militaire est non seulement largement inférieur au montant du dommage matériel proposé par le rapport d’expertise, mais il est aussi éloigné des montants qu’elle-même alloue dans des affaires similaires relatives à un défaut de protection de la vie en cas de constat de violation de l’article 2 de la Convention (voir, a contrario, Volkan c. Turquie (déc.), 3449/09, § 45, 20 octobre 2015).

    Par conséquent, il convient de rejeter l’exception présentée à ce titre.

    46.  Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

    II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION

    A.  Thèses des parties

    47.  Les requérants indiquent que le décès de leur fils est survenu pendant qu’il effectuait son service militaire obligatoire et, dès lors, pendant qu’il se trouvait placé sous la responsabilité de l’État. Ils se plaignent à cet égard de l’absence de mesures préventives propres à empêcher le suicide du jeune homme, d’une insuffisance de l’enquête menée sur son décès et de l’impossibilité de recevoir une indemnisation en raison du manque de soutien après le décès de leur fils.

    48.  Le Gouvernement combat la thèse des requérants et nie toute responsabilité des autorités dans le suicide de Ferid Şahinkuşu. Il indique d’abord qu’il ressort du dossier personnel de Ferid Şahinkuşu que celui-ci n’aurait eu aucun problème grave. Il précise que l’appelé a été à plusieurs reprises transféré au centre de consultation psychologique où le diagnostic de « troubles d’adaptation » aurait été posé et que, à l’issue du dernier examen, effectué le 9 septembre 2004, les spécialistes du centre ont conclu que Ferid Şahinkuşu était en bonne santé du point de vue psychologique et qu’il n’avait plus besoin de traitement. Il soutient ensuite que rien n’indiquait que Ferid Şahinkuşu souffrît, avant son incorporation, de troubles mentaux avérés susceptibles d’alerter sur une prédisposition au suicide. Il ajoute que l’aptitude psychique de Ferid Şahinkuşu à servir sous les drapeaux n’a du reste jamais été remise en cause par les requérants, et que rien non plus ne donnait à penser que Ferid Şahinkuşu eût fait part aux services de recrutement d’un quelconque problème alarmant.

    Dès lors, selon le Gouvernement, rien ne permet de conclure que les autorités militaires auraient dû savoir qu’il y avait un risque réel et immédiat que Ferid Şahinkuşu mît fin à ses jours. Toujours selon le Gouvernement, reprocher aux autorités militaires de ne pas avoir prévu l’éventualité de l’incident et de ne pas avoir fait davantage pour prévenir celui-ci reviendrait à leur imposer un fardeau excessif eu égard aux éléments du dossier et à leurs obligations découlant de l’article 2 de la Convention.

    Enfin, il précise que le procureur est arrivé sur les lieux et qu’une instruction a été déclenchée immédiatement après l’incident, et que des témoins ont été entendus, qu’une autopsie classique a été effectuée, que les conditions de la mort de Ferid Şahinkuşu ont été établies - selon lui avec exactitude -, et que le tribunal militaire a condamné le sergent-chef à une peine de prison et à une amende pénale pour coups et blessures commis sur un subordonné.

    B.  Appréciation de la Cour

    49.  La Cour rappelle que la première phrase du premier paragraphe de l’article 2 de la Convention met à la charge des États l’obligation positive de prendre préventivement toutes les mesures nécessaires pour protéger les personnes relevant de leur juridiction contre le fait d’autrui ou, le cas échéant, contre elles-mêmes (Tanrıbilir c. Turquie, no 21422/93, § 70, 16 novembre 2000, et Keenan c. Royaume-Uni, no 27229/95, §§ 89-93, CEDH 2001-III).

    50.  Cette obligation, qui vaut sans conteste dans le domaine du service militaire obligatoire (Álvarez Ramón c. Espagne (déc.), n51192/99, 3 juillet 2001), implique pour les États le devoir de mettre en place un cadre législatif et administratif propre à garantir une prévention efficace des atteintes à la vie (Abdullah Yılmaz c. Turquie, no 21899/02, §§ 55-58, 17 juin 2008).

    51.  Dans le domaine spécifique du service militaire obligatoire, le cadre législatif et administratif doit être renforcé et doit comprendre une réglementation adaptée au niveau du risque pour la vie inhérent à la conscription tant du fait de la nature des activités et missions militaires qu’en raison de l’élément humain qui entre en jeu lorsqu’un État décide d’appeler sous les drapeaux ses citoyens (Lütfi Demirci et autres c. Turquie, n28809/05, § 31, 2 mars 2010).

    52.  Cette réglementation doit, d’une part, exiger l’adoption de mesures d’ordre pratique visant à la protection effective des appelés susceptibles de se voir exposés aux dangers inhérents à la vie militaire et, d’autre part, prévoir des procédures adéquates permettant de détecter les défaillances dans l’activité qui sera la leur ainsi que les fautes qui pourraient être commises en la matière par les responsables à différents échelons. Dans ce contexte il revient aussi aux établissements sanitaires concernés de mettre en œuvre les mesures réglementaires propres à assurer la protection des appelés, étant entendu que les actes et omissions du corps médical militaire dans le cadre des politiques de santé les concernant peuvent, dans certaines circonstances, engager leur responsabilité sous l’angle de l’article 2 de la Convention (Dülek et autres c. Turquie (no 31149/09, §§ 45-46, 3 novembre 2011, et Álvarez Ramón, décision précitée).

    53.  Par ailleurs, la Cour rappelle avoir dit, dans des affaires similaires à la présente espèce, que la protection procédurale du droit à la vie implique une forme d’enquête officielle effective propre à déterminer les circonstances ayant entouré le décès ainsi qu’à en établir les responsabilités (voir, par exemple, Çiçek c. Turquie (déc.), no 67124/01, 18 janvier 2005, Salgın c. Turquie, no 46748/99, § 86, 20 février 2007, Halil Yüksel Akıncı c. Turquie, no 39125/04, § 78, 11 décembre 2012, et Mehmet Köse, précité, § 62). Les principes en matière d’effectivité de l’enquête au sens de l’article 2 de la Convention ont été rappelés dans les arrêts Mustafa Tunç et Fecire Tunç c. Turquie ([GC], no 24014/05, §§ 169-182, 14 avril 2015, en particulier §§ 172-175) et Armani Da Silva c. Royaume-Uni ([GC], no 5878/08, § 229-235, CEDH 2016).

    54.  Pour pouvoir être qualifiée d’« effective » au sens où cette expression doit être comprise dans le contexte de l’article 2 de la Convention, l’enquête doit d’abord être adéquate (Ramsahai et autres c. Pays-Bas [GC], no 52391/99, § 324, CEDH 2007-II). Cela signifie qu’elle doit être apte à conduire à l’établissement des faits et, le cas échéant, à l’identification et au châtiment des responsables.

    55. Dans tous les cas, les autorités doivent avoir pris les mesures raisonnables dont elles disposaient pour obtenir les preuves relatives aux faits en question, y compris, entre autres, les dépositions des témoins oculaires, des expertises et, le cas échéant, une autopsie propre à fournir un compte rendu complet et précis des blessures et une analyse objective des constatations cliniques, notamment de la cause du décès. Toute déficience de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir la cause du décès ou les éventuelles responsabilités risque de ne pas répondre à cette norme (Giuliani et Gaggio c. Italie [GC], et no 23458/02, § 301, CEDH 2011).

    56.  En particulier, les conclusions de l’enquête doivent s’appuyer sur une analyse méticuleuse, objective et impartiale de tous les éléments pertinents. Le rejet d’une piste d’investigation qui s’impose de toute évidence compromet de façon décisive la capacité de l’enquête à établir les circonstances de l’affaire et, le cas échéant, l’identité des personnes responsables (Kolevi c. Bulgarie, no 1108/02, § 201, 5 novembre 2009).

    57.  En l’espèce, la Cour considère que l’enquête pénale diligentée à la suite du décès de Ferid Şahinkuşu et la procédure pénale qui s’en est suivie devant le tribunal militaire de Malatya après l’opposition formée par les requérants ont permis de déterminer avec exactitude les circonstances de la mort de l’appelé (paragraphes 12 à 22 ci-dessus). Elle estime que les plaignants ne peuvent sérieusement critiquer les résultats de l’enquête pour leur caractère insuffisant ou contradictoire. À cet égard, elle souligne que le niveau d’exigence d’une enquête dépend du caractère suspect du décès. Aussi la Cour ne voit-elle aucune raison de remettre en cause l’établissement des faits auquel les autorités nationales ont procédé et la thèse du suicide à laquelle elles ont donné crédit.

    58.  Reste toutefois à vérifier si les autorités militaires savaient ou auraient dû savoir qu’il y avait un risque réel que Ferid Şahinkuşu se donnât la mort et, dans l’affirmative, si elles ont fait tout ce que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles pour prévenir ce risque (Kılınç et autres c. Turquie, no 40145/98, § 43, 7 juin 2005, Keenan, précité, §§ 93 et 132, et Abdullah Yılmaz, précité, § 58) eu égard à leur obligation de protéger contre lui-même tout individu placé sous leur contrôle.

    Elle rappelle également qu’il ne faut pas perdre de vue l’imprévisibilité du comportement humain lorsqu’il s’agit d’interpréter dans des affaires de ce type l’étendue de l’obligation positive de l’État au regard de la disposition en cause de la Convention (Keenan, précité, § 90).

    À ce titre, rien n’indique que le proche des requérants, avant de rejoindre l’armée, souffrait de troubles mentaux qui pouvaient laisser présager une prédisposition au suicide. L’aptitude psychique de ce dernier à servir l’armée n’a du reste jamais été remise en cause par les requérants. S’agissant des « troubles d’adaptation » que les spécialistes avaient constatés chez Ferid Şahinkuşu, il est vrai qu’ils pouvaient laisser présager que le jeune homme souffrait à ce moment-là d’un problème qui avait pris une ampleur excédant les simples soucis. Sur ce point, aucun manque de bonne volonté ni aucune malveillance ne sauraient être reprochés aux supérieurs hiérarchiques de Ferid Şahinkuşu, qui ont pris soin de le transférer chez les spécialistes qui, à l’issue d’un suivi, ont constaté qu’il allait bien du point de vue psychologique et qu’il n’avait plus besoin de traitement. Ils ont également précisé qu’il n’y avait pas de risque à lui confier une arme (paragraphes 5 et 6 ci-dessus) (voir, mutatis mutandis, Korgancı c. Turquie ((déc.), no 27479/09, 19 juin 2012).

    Ce constat est également valable s’agissant de la demande de Ferid Şahinkuşu d’être affecté ailleurs ; le commandement de la gendarmerie et son adjoint se sont entretenus avec l’appelé et l’ont orienté vers le commandement de district pour la recherche d’une solution (paragraphes 9 et 10 ci-dessus).

    59.  Quant aux événements qui se sont déroulés à la veille de l’incident fatal, force est d’admettre qu’il n’y a aucune commune mesure entre les circonstances de la présente affaire et celles relevées dans l’arrêt Abdullah Yılmaz, dans lequel la Cour a conclu à la violation de l’article 2 de la Convention au motif que les autorités compétentes n’avaient pas fait tout ce qui était en leur pouvoir pour protéger la victime contre les agissements abusifs et répétés de son supérieur (Abdullah Yılmaz, précité, § 70 in fine - l’appelé s’était donné la mort à la suite d’une succession d’actes irresponsables de son supérieur qui s’était acharné sur lui tout au long de la journée).

    60.  La Cour note que, dans la présente affaire, les faits se sont déroulés dans un laps de temps relativement court ; en effet, l’incident a eu lieu le 29 décembre 2004, vers 19 heures, et l’appelé s’est suicidé le lendemain, à 7 h 30. Sur ce point, les circonstances de l’espèce diffèrent de celles de l’affaire Abdullah Yılmaz où les événements avaient débuté tôt le matin et s’étaient poursuivis jusqu’au milieu de l’après-midi et où le supérieur de l’appelé avait eu l’occasion de se rendre compte qu’il y avait un risque de suicide imminent : l’appelé avait manifesté, dès le matin, un trouble de comportement qui pouvait donner à penser que ses problèmes avaient pris une ampleur excédant largement de simples soucis familiaux (Abdullah Yılmaz, précité, §§ 62-66). Cela n’est pas le cas dans la présente affaire, qui présente des similitudes plutôt avec l’affaire Karan c. Turquie (décision précitée). S’il est vrai que Ferid Şahinkuşu avait consulté les spécialistes pour des « troubles d’adaptation » et qu’il avait manifesté son souhait d’être intégré dans une autre division, et si, le jour de l’incident, un problème était survenu entre lui et le sergent-chef, rien ne laissait apparaître que les troubles en question avaient pris une ampleur allant bien au-delà de problèmes de discipline et d’un manque de professionnalisme du sergent-chef. Reprocher au sergent-chef et aux autres supérieurs de Ferid Şahinkuşu de n’avoir pas su prévoir, à ce stade, l’éventualité d’un suicide reviendrait à leur imposer un fardeau irréaliste et excessif.

    61.  Enfin, s’il est vrai que, par ses actes, le sergent-chef s’est montré incapable d’assumer les responsabilités d’un professionnel de l’armée censé veiller sur l’intégrité physique et psychique des appelés placés sous ses ordres, et actes pour lesquels il a d’ailleurs été condamné au pénal, la Cour ne dispose pas de données convaincantes de nature à remettre en cause les constatations de fait des juridictions internes chargées de la procédure pénale, concluant à l’absence de lien de causalité direct entre ces actes et le suicide (voir Giuliano et Gaggio c. Italie [GC], no 23458/02, § 180, CEDH 2011 (extraits), Camekan c. Turquie, n54241/08, § 45, 28 janvier 2014, et Ataykaya c. Turquie, no 50275/08, § 47, 22 juillet 2014 ; voir aussi Kudrevicius et autres c. Lituanie [GC], no 37553/05, § 169, CEDH 2015). Aussi ne voit-elle pas, sur base des éléments du dossier, de raison pour substituer sa propre appréciation à celle des autorités internes.

    62.  En conclusion, à la lumière de ce qui précède, la Cour estime que reprocher aux autorités militaires de n’avoir pas pu prévenir le suicide reviendrait, sur base des éléments du dossier, à leur imposer un fardeau excessif au regard de leurs obligations découlant de l’article 2 de la Convention.

    63.  Il s’ensuit qu’il n’y a pas eu en l’espèce violation de l’article 2 de la Convention.

    PAR CES MOTIFS, LA COUR,

    1.  Déclare, à l’unanimité, la requête recevable ;

     

    2.  Dit, par cinq voix contre deux, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention.

    Fait en français, puis communiqué par écrit le 21 juin 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

    Stanley Naismith                                                                    Paul Lemmens
            Greffier                                                                               Président

    Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion dissidente commune aux juges H. Keller et E. Kūris.

    P.L.E.
    S.H.N.


    OPINION DISSIDENTE COMMUNE AUX
    JUGES KELLER ET KŪRIS

    1.  À notre grand regret, nous ne pouvons souscrire au constat de la majorité selon lequel il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention dans la présente affaire. Telle qu’elle se présente, la Cour aurait dû adopter un raisonnement différent, eu égard à la diligence accrue qui incombe aux supérieurs hiérarchiques des appelés dans le cadre du service militaire.

    2.  Ferid Şahinkuşu, le fils des requérants, s’est suicidé avec une arme à feu le 30 décembre 2004 vers 7 h 30, après avoir subi, la veille, des mauvais traitements de la part de son sergent-chef M.A.D. Il convient d’analyser si ces agissements fautifs, dans les circonstances de l’espèce, ont été de nature à pousser l’appelé au suicide, entraînant de ce fait la responsabilité de l’État. Ainsi, s’il n’y avait pas de nécessité absolue pour que le sergent-chef M.A.D. ait recours à la force contre l’appelé, et s’il ressort des faits que cette utilisation de la force revêtait une gravité particulière, il en résulte que l’obligation positive de l’Etat de protéger l’appelé a été violée. Contrairement à l’opinion de la majorité de la Cour, il ne s’agit donc pas, en l’espèce, de répondre à la question de savoir si les autorités militaires savaient ou auraient dû savoir qu’il existait un risque réel que Ferid Şahinkuşu se donne la mort et si, dans l’affirmative, elles ont fait tout ce que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles pour prévenir ce risque (paragraphes 58 et suiv. de l’arrêt).

    3.  En effet, selon les principes développés par la jurisprudence de la Cour, les États ont l’obligation de mettre en place un cadre législatif et administratif visant à l’obtention d’une prévention efficace contre les atteintes à la vie (Álvarez Ramón c. Espagne (déc), no 51192/99, 3 juillet 2001, et Abdullah Yılmaz c. Turquie, no 21899/02, §§ 55-58, 17 juin 2008). Cela présuppose à notre avis que l’État est tenu d’assurer un haut niveau de compétence chez les professionnels de l’armée, dont les abus de la force et les actes arbitraires peuvent, dans certaines circonstances, engager la responsabilité de l’État au regard de l’article 2 de la Convention. Évidemment, il faut apprécier ces circonstances de manière à ne pas imposer aux autorités un fardeau insupportable ou excessif, tout en tenant compte de l’imprévisibilité du comportement humain (Salgın c. Turquie, no 46748/99, § 78, 20 février 2007 et Keenan c. Royaume-Uni, no 27229/95, § 90, CEDH 2001-III).

    4.  Ainsi, dans une affaire donnée, la Cour doit vérifier si la faute imputable aux professionnels de l’armée va largement au-delà d’une simple erreur de jugement ou d’une imprudence, c’est-à-dire si ces derniers ont, en toute connaissance de cause et en dépit des pouvoirs qui leur étaient conférés, négligé de prendre les mesures nécessaires et suffisantes aux fins de la protection de l’intégrité tant physique que psychique des appelés placés sous leurs ordres (Abdullah Yılmaz, précité, § 57).

    5.  À notre avis, le traitement auquel Ferid Şahinkuşu a été soumis avant sa mort, à savoir les coups et les insultes qui lui avaient été infligés devant témoins, n’ont pu que l’humilier profondément et le rabaisser. Les dépositions de témoins, recueillies dans le cadre de l’enquête pénale et de l’enquête administrative, démontrent la gravité des traitements subis par l’appelé et le lien de causalité entre ces traitements et son suicide. Selon M.K., le sergent-chef avait déjà commencé à maltraiter Ferid Şahinkuşu dans l’après-midi. Ce dernier lui aurait confié : « Le sous-officier [M.A.D.] va m’insulter, je ne peux pas le supporter. S’il m’insulte, je tirerai une balle en l’air ». Quant aux événements du soir, M.D. a déposé comme suit : « [D]ans le bureau, il était par terre, menotté. Le sous-officier [M.A.D.] lui a dit : «  Lève-toi, n’essaie pas de m’apitoyer ! ». Il l’a relevé et je lui ai demandé pourquoi il l’insultait. Ferid Şahinkuşu a dit qu’il ne l’insultait pas. Sur ce, le sous-officier [M.A.D.] lui a dit : « Fils de pute, (...) je vais te détruire » en le frappant une nouvelle fois ». F.D. a déclaré que, juste avant de se tirer une balle dans la tête, Ferid Şahinkuşu lui avait dit : « Le seul responsable est le sous-officier [M.A.D.] ». De plus, l’appelé, soumis à une hiérarchie militaire stricte, s’est trouvé à ce moment-là à la fois face à son supérieur hiérarchique et en présence d’autres supérieurs hiérarchiques, et n’a eu aucun moyen de se défendre. Il convient d’ajouter que, lorsque l’incident s’est produit, Ferid Şahinkuşu était vraisemblablement fragilisé, psychiquement et physiquement. En effet, il n’avait pas participé au rassemblement du matin le 29 décembre 2004 et avait souhaité parler au commandant du district pour demander un nouveau lieu d’affection, n’ayant pas d’amis au sein de son unité. En outre, les appelés n’avaient pas eu à manger durant la journée.

    6.  Il s’ensuit de ce qui précède que, au regard de l’obligation positive en jeu, les actes du militaire concerné - ne serait-ce que du fait de leur caractère délibéré - ne peuvent assurément pas être assimilés à des erreurs de jugement ou des imprudences susceptibles d’être tolérées dans le domaine du service militaire.

    7.  Le fait que l’appelé ne présentait pas de troubles mentaux avant de rejoindre l’armée qui pouvaient laisser présager une prédisposition au suicide et son passage, durant son service, au centre de consultation psychologique, ne sont pas des constats à eux seuls suffisants pour exonérer un professionnel de l’armée d’une quelconque responsabilité en lien avec ce suicide (paragraphe 58 de l’arrêt). Au contraire, nous sommes d’avis que, même dans les cas où les individus n’ont souffert d’aucun trouble mental auparavant, des abus de la part de leurs responsables peuvent les pousser au désespoir et entraîner un suicide. L’engagement militaire, en soi, met les appelés dans une situation susceptible de les fragiliser ou d’accentuer leur fragilité. Par conséquent, un devoir particulier de vigilance incombe aux professionnels de l’armée. Les actes de harcèlement, les violences et les abus, en particuliers lorsqu’ils revêtent une certaine gravité, comportent dès lors des risques pouvant aller jusqu’au suicide de l’individu concerné. Or, le devoir de vigilance qui incombe aux professionnels de l’armée leur impose d’être conscients de ces risques et d’agir - ou le cas échéant d’omettre d’agir - en conséquence.

    8.  C’est pour cette raison que nous critiquons la conclusion à laquelle la majorité est arrivée, à savoir que la présente espèce est comparable à l’affaire Karan c. Turquie ((déc.), no 20192/04, 23 février 2010 - paragraphe 60 de l’arrêt). Dans ladite affaire, la Cour a constaté que le lien de causalité entre le traitement humiliant et l’acte de suicide n’était pas établi. En l’espèce, le lien de causalité a en revanche été clairement admis par la Haute Cour administrative, conduisant à une responsabilité partielle de l’État. Dans la décision Karan, précitée, les faits s’étaient déroulés dans un laps de temps très court (seulement une ou deux heures). En effet, le supérieur de l’appelé n’avait pas eu le temps de se rendre compte qu’il y avait un risque de suicide imminent. Par ailleurs, l’auteur des coups et des blessures avait été condamné à une peine d’emprisonnement de deux mois et quinze jours et la Haute Cour administrative militaire avait accordé une indemnité au requérant et à sa famille sur la base de la responsabilité pour faute. Par conséquent, la Cour avait constaté que les procédures pénales et administratives - appréciées conjointement - avaient offert un redressement susceptible de faire perdre à l’intéressé sa qualité de victime. En revanche, dans la présente affaire, la Cour note que le laps de temps qui s’est écoulé entre le traitement avilissant et le suicide est suffisamment long pour avoir permis à l’auteur des sévices et aux autres supérieurs de Ferid Şahinkuşu de se rendre compte des éventuels effets négatifs de ce traitement sur l’appelé. Par ailleurs, s’il est vrai que le tribunal a reconnu le sergent-chef M.A.D. coupable de coups et blessures sur la personne d’un subordonné, il ne l’a condamné qu’à une peine d’emprisonnement d’un mois et vingt jours et a de plus décidé de sursoir à l’exécution de cette peine. Une telle condamnation est loin d’être dissuasive.

    9.  Nous ne pouvons donc pas souscrire à la conclusion selon laquelle il n’y a aucune commune mesure entre les circonstances de la présente affaires et l’arrêt Abdullah Yılmaz (précité, § 59). Le sergent-chef avait déjà commencé dans l’après-midi à maltraiter l’appelé. Le suicide est survenu le lendemain matin du soir où le sergent-chef M.A.D. avait frappé, menotté et blessé l’appelé, de sorte que M.A.D. et les autres supérieurs de Ferid Şahinkuşu avaient eu suffisamment de temps pour prendre conscience de l’existence d’un certain risque de suicide imminent.

    10.  Pour être complet, nous préciserons qu’il importe peu que les juridictions pénales internes n’aient pas admis un lien de causalité directe entre les actes du sergent-chef et le suicide. L’absence de responsabilité pénale du professionnel de l’armée n’a pas pour conséquence l’absence d’une responsabilité de l’État dans le contexte de la Convention.

    11.  Compte tenu de ce qui précède, nous estimons que les actes de violence infligés à l’appelé par le sergent-chef étaient d’une ampleur telle qu’ils ont poussé Ferid Şahinkuşu au suicide. Ainsi, les autorités compétentes ne peuvent prétendre avoir fait tout ce qui était en leur pouvoir pour protéger l’appelé contre des agissements abusifs de ses supérieurs. En particulier dans le contexte militaire, il est primordial que les supérieurs hiérarchiques des appelés se rendent compte qu’ils ont un devoir de diligence accru envers ceux-ci et que tout usage de la force qui ne peut être qualifié de nécessaire envers eux doit être puni avec rigueur. En pareilles circonstances, les agissements décrits ici entraînent donc la responsabilité de l’État défendeur au regard de l’article 2 de la Convention.

    12.  Ce raisonnement n’implique pas que l’on doive mettre à la charge de l’État l’obligation générale d’empêcher tout suicide dans la société. En l’espèce, plusieurs facteurs sont déterminants : la dureté du contexte militaire, le devoir particulier de vigilance qui incombe aux professionnels de l’armée, le recours à une violence excessive non justifiée et le fait que le sergent-chef savait que l’appelé avait souffert de « troubles d’adaptation ».

    13.  Une armée professionnelle, de nos jours, doit se munir de mécanismes capables de prévenir l’arbitraire et qui assurent que les supérieures s’abstiennent d’utiliser la violence envers leurs appelés. Comme la Cour l’a dit dans l’affaire Nachova et autres c. Bulgarie (nos 43577/98 et 43579/98, 6 juillet 2005), les policiers « doivent être formés pour être à même d’apprécier s’il est ou non absolument nécessaire d’utiliser les armes à feu, non seulement en suivant la lettre des règlements pertinents mais aussi en tenant dûment compte de la prééminence du respect de la vie humaine en tant que valeur fondamentale ». Cela vaut a fortiori pour l’organisation interne du service militaire.


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